06. Le design au service de l’habitabilité du monde, avec Geoffrey Dorne
Ceci est la transcription textuelle de l’épisode n° 6 du podcast « Le Barboteur » disponible sur votre plateforme d’écoute préférée.
Épisode enregistré le 9 novembre 2022 et diffusé le 16 décembre 2022.
Sommaire
Introduction
— Laurent : Hello, bienvenue sur le Barboteur, le podcast qui explore et révèle la diversité créative.
Je m’appelle Laurent, et aujourd’hui je t’emmène à la découverte de Geoffrey Dorne.
Geoffrey est une des premières personnes à qui j’ai pensé au moment de créer le podcast. On ne se connaissait pas, mais je suivais ses travaux depuis quelques années et j’ai toujours été impressionné par le regard qu’il pose sur son métier.
Geoffrey est designer, un terme qui veut dire énormément de choses. Et surtout, c’est un métier qui peut être exercé de plein de façons différentes. Tu t’en doutes, un designer de meubles n’aura pas du tout la même approche qu’un designer de jardins, de voitures ou de sites web. Son approche particulière me parle beaucoup, et c’est la raison pour laquelle je voulais lui donner la parole dans Barboteur : selon moi, sa vision gagne à être connue.
Au cours de cette discussion, on a échangé sur de nombreux sujets, notamment sur sa vision de la créativité, sur sa définition du design, son utilité pour la société… et plein d’autres sujets. C’est à mes yeux l’épisode le plus profond enregistré jusqu’ici : parfait pour conclure cette première saison du Barboteur !
Avant de passer à l’épisode, je voudrais te parler d’un outil que j’utilise au quotidien, Kantree.
C’est un outil qui permet à des équipes de toute taille d’organiser et de gérer leurs projets. Par exemple, je l’utilise pour organiser ma production de contenus pour moi ou mes clients ou pour gérer les invités du podcast. Mais on peut s’en servir pour n’importe quel type de projet.
Ce qui fait sa force, c’est sa facilité de prise en main et ses nombreuses possibilités de personnalisation. L’autonomisation qu’il permet me fait gagner un temps précieux au quotidien. Cerise sur le gâteau : c’est un outil créé par une coopérative française, avec un support français et surtout hyper réactif (et ça, c’est plutôt rare !). Kantree a la gentillesse d’être partenaire du podcast et de proposer une offre pour les auditeurs et les auditrices.
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Présentation de Geoffrey :
— Laurent : Salut Geoffrey !
Bienvenue dans cet épisode du Barboteur ! Pendant l’heure qui vient, on va échanger sur ta conception du design et sur son impact dans la société.
— Geoffrey : Salut Laurent, et merci beaucoup pour l’invitation !
— Laurent : Avant d’entrer dans le vif du sujet, je te propose de prendre un petit temps pour mieux te connaître. Pour ça, une question que j’aime bien poser à mes invités : qu’est-ce que tu réponds quand un·e inconnu·e te demande « qu’est-ce que tu fais dans la vie ? »
— Geoffrey : Alors, c’est une très bonne question car quand je suis en repas de famille ou dans un événement quelconque, c’est toujours un peu compliqué.
Il y a la réponse très courte, qui est : « Bonjour, je m’appelle Geoffrey Dorne et je suis designer. » Et là, tout à coup, les imaginaires des gens se mettent en place : « Waouh, tu fais des meubles, tu fais des voitures, tu fais des objets… » Alors que pas du tout 😉
La réponse un peu plus longue, c’est : je m’amuse, je fais de l’ordinateur, je dessine, j’essaie d’avoir des idées et de les mettre en forme pour les gens. Et là, je cite des exemples de ce que je peux faire, ça devient beaucoup plus concret quand je sors mon téléphone et que je montre des affiches que j’ai pu faire, des sites Internet sur lesquels j’ai travaillé…
— Laurent : D’accord, donc pour résumer, t’es quelqu’un qui s’amuse ?
— Geoffrey : Ouais, j’essaye de m’amuser sérieusement, on va dire 🙂
Je fais des projets qui m’animent, c’est surtout ça. Dans le verbe « animer », il y a la notion de mouvement, et le design, c’est quelque chose qui me met en mouvement au quotidien.
Sa définition du design
— Laurent : Quand on parle de design, tout de suite, on pense à des grands noms comme Philippe Starck ou d’autres, au mobilier, aux voitures, ce genre de choses.
Mais le design, c’est bien plus que ça. En quelques mots, c’est quoi pour toi ?
— Geoffrey : Aucun designer n’est d’accord sur la définition, donc déjà, c’est compliqué. 😄 C’est comme si tous les boulangers disaient « non, non, faire du pain, c’est pas ça, c’est autre chose. »
Moi, je définirai le design comme l’outil de mes engagements, qu’ils soient politiques, sociaux, environnementaux. Je travaille avec des ONG, des associations, des clients qui, eux aussi, ont des engagements qui me parlent, avec qui ça résonne.
On travaille ensemble pour mettre en œuvre ces engagements, pour qu’ils puissent exister, être visibles, avoir de l’écho, que ce soit en ligne, dans des livres, sur des affiches, des logos… peu importe !
Mon panel d’outils est assez vaste : ça fait plus de 18 ans que je suis designer, donc j’ai eu le temps de me forger mes propres outils. J’ai bien sûr gardé ceux que j’ai appris, que je traîne avec moi depuis très longtemps, par exemple le dessin, l’écriture ou la programmation. Et puis je me forme petit à petit à d’autres outils.
Tout le monde n’est pas forcément d’accord avec cette définition, qui est la mienne. Il y a, on va dire, 90 % du design à l’échelle globale, mondiale, qui est tout simplement à la botte de l’industrie, pour faire vendre, pour faire acheter, qui dépend souvent du service marketing. C’est quelque chose qui, moi, ne me concerne pas vraiment, que je considère même plus du tout comme le design. Mais ça, on pourra en reparler !
Sa vision de la créativité
— Laurent : Effectivement, on aura l’occasion de rentrer un peu plus dans le détail.
Pour toi, ça veut dire quoi être créatif ? Quelle définition tu donnerais à la créativité ?
— Geoffrey : C’est une définition super personnelle, parce que sinon, on ouvre Wikipedia, et c’est facile. 😉
Mes premiers souvenirs de créativité remontent à l’enfance : j’ai toujours dessiné, d’abord recopié des bandes dessinées, puis inventé des personnages… Je bricolais aussi : je fabriquais mes propres garages en carton avec des petites leds, du papier aluminium pour brancher des piles, des rampes pour faire rentrer mes petites voitures… Encore aujourd’hui, j’étais en train de faire un schéma, parce que je veux fabriquer un objet en bois. Donc je fais des croquis, je regarde sur Internet, comment les gens le font…
Je définis la créativité comme un combat, au sens martial du terme, parce que ce n’est jamais gagné, c’est en tension, c’est mon idée versus la réalité des choses. Je lutte avec ma manière de faire, mes moyens parfois limités, mes propres limites, pour essayer d’atteindre l’idéal auquel j’aspire.
Et puis, la créativité, c’est aussi l’esprit du hacker. Ça, c’est arrivé après l’enfance, quand je suis rentré dans l’adolescence avec les premiers ordinateurs et les débuts d’Internet. J’ai toujours été intéressé par le hacking, le piratage, au sens informatique. Mais aussi par le hacking au sens de détournement, de bidouille, de sortir des sentiers battus.
Et puis, c’est aussi parfois – ça je le sais depuis que j’ai des enfants – savoir tout faire avec rien. On a trois fois rien, un caillou, un bout de bois, on est dehors, on regarde les nuages, et d’un coup, on va essayer d’inventer des choses.
Dans les projets que je mène avec mes clients comme pour mes projets personnels, on essaie de faire des choses belles, intéressantes, incroyables… Parfois, c’est juste sur une feuille A4, en noir et blanc, avec imprimeur laser. Parfois, c’est simplement avec des lignes de code, on essaie de faire un truc beau, surprenant. Ou alors avec une seule typo, on peut faire des choses fabuleuses… Pas besoin d’avoir beaucoup de moyens !
Pour moi, la créativité, c’est ça : face à des combats pour créer, plutôt que de prendre la voie qui paraît évidente, j’essaie de prendre celle de côté, un peu différente. C’est ce qui m’anime, m’oblige à créer autrement, grâce à cet esprit du hacker.
Design : beau vs utile ?
— Laurent : Tu as dit quelque chose que je trouve intéressant, c’est la notion d’idée versus la réalité. Je pense qu’on a tous en tête des objets qui sont super beaux, mais juste inutilisables. J’ai l’impression que c’est aussi présent dans ta vision, que le design doit être au service de l’utilisateur, de l’humain, ce n’est pas juste un objet « beau pour faire beau ».
S’il est beau, tant mieux, mais il doit surtout être utile, si je comprends bien ?
« La laideur se vend mal », une idée du passé
— Geoffrey : Dans la grande histoire du design, il y a cette idée que « la laideur se vend mal ».
Elle est formulée par Raymond Loewy, qui a designé toute la pensée streamline : les locomotives très épurées en métal, le logo Lucky Strike, il a aussi fait des choses pour la NASA… Depuis le Bauhaus et jusqu’à lui, on passe du fonctionnel à l’esthétique, on met le design au service du beau, et donc de l’objet mercantile.
Pour moi, le design n’est plus dans cet historique, cette façon de penser. On est inondés d’objets beaux et inutiles. Le fait qu’ils soient inutiles les rend laids, à mes yeux.
Je vois passer énormément de projets de design exposés dans des galeries : des chaises à 15 000 €, des objets, je ne sais pas, comme des presse-papiers… intéressants dans leur conception, hein, c’est bien fait, c’est beau, mais c’est une vacuité fonctionnelle, c’est inaccessible pour 90, voire 99 % des gens.
Le design d’aujourd’hui : empathique et utile
J’ai un rejet presque philosophique et de posture par rapport à cette frange-là du design. Je dis souvent ça à mes clients :
On ne va pas faire des choses qui vont nous plaire à nous en tant qu’individus. On va faire des choses qui vont intéresser, qui vont être utiles pour les gens pour qui on travaille, les lecteurs, les utilisateurs, les citoyens, les enfants, les personnes âgées, peu importe.
On met ses goûts de côté, on va essayer d’aimer les gens qui vont utiliser ce qu’on fait, voir nos affiches, lire nos livres, porter notre logo, utiliser nos interfaces. On va essayer de les aimer, de les comprendre, se demander ce qui les passionne dans la vie, ce qui leur fait briller les yeux, ce qui les anime, ce qui les fait sourire, ce qui les fait rire, ce qui les touche. Et si on arrive à aimer ces personnes de cette manière-là, à mes yeux, on fait du bon travail de designer.
Moi, mes goûts à moi, c’est très sec, esthétiquement : en noir et blanc, en pixels et on en parle plus ! Mais quand je fais des choses pour les gens, j’essaie vraiment d’aller vers leurs goûts à eux, et de répondre à des besoins, des usages, et de remplir une mission.
Ça renvoie à des questions philosophiques sur la vacuité de la vie, à quoi ça sert, pourquoi on est sur Terre… des choses très importantes, mais parfois angoissantes. Des objets qui n’ont pas de sens, si ce n’est de coûter très cher et d’offrir un statut social important… j’aspire à me dire qu’on peut aller plus loin que ça !
On peut trouver d’autres formes de réponses, être utile à sa manière, donner du sens à son quotidien, et donc être heureux en tant que citoyen, être humain, parent, conjoint… Pour moi, le design est utile aussi là-dedans.
Pourquoi il crée ?
— Laurent : Tu m’offres une bonne transition pour ma question suivante qui concerne tes motivations à créer.
Imagine, tu es la dernière personne sur Terre, tu sais qu’il te reste encore quelques années à vivre, est-ce que tu continuerais malgré tout à créer, à faire du design, ou est-ce que tu te dirais « ça ne sert plus à rien, j’arrête » ?
Créer pour ne pas devenir fou
— Geoffrey : Si j’étais la dernière personne sur Terre… c’est une situation qui n’arrivera pas, mais c’est un bel exercice de pensée que tu me proposes là !
Comme je le disais au début, le design, ça me sert à me mouvoir, à agir, et ça me sert à ne pas être fou.
Tous les matins, je me lève tôt, je travaille de 6h à 8h, je m’occupe de ma fille… Et puis après, il y a des journées où je peux travailler, des journées où je ne peux pas, mais j’essaie vraiment de travailler beaucoup.
Alors, pas pour être riche, hein, je suis loin d’être riche ! Mais sur des projets, pour avancer, pour mettre en œuvre ma pensée, mes idéaux… Tout ça me permet de me dire que la vie a un sens, j’essaie d’être utile…
Si j’avais été médecin ou agriculteur, je pense que ça aurait été plus facile. Mais hélas, je ne suis que designer, ce n’est pas incroyable face aux tournures pas très joyeuses que prend le monde ces derniers temps, et face à ce qui nous attend dans les temps qui arrivent. Être designer, ce n’est pas ce qui va sauver la planète.
Tout ça m’anime au quotidien. La nuit, quand je ne dors pas, je pense à mes projets, j’essaie de les imaginer, de les avancer… La journée, j’ai mon carnet dans les mains quand je prends les transports, j’écris, je dessine, je fais des croquis, je réfléchis aux prochaines choses. Dès que je rencontre quelqu’un, j’essaie de voir, peu importe le métier de cette personne, comment on peut faire des choses ensemble, travailler, réfléchir, l’aider dans ses difficultés…
Le design m’évite d’être face à un vide et de me demander à quoi je sers, quelque part.
Donc ouais, je pense que si j’étais la dernière personne sur Terre, je continuerais à faire du design. Évidemment, pas pour moi, mais il y aurait peut-être des plantes, des animaux… ou pour la beauté du monde. 😉
— Laurent : T’es le premier à me répondre que tu continuerais ! La plupart des invité·es à qui j’ai posé la question sont créatifs, mais plutôt pour les autres, ils vont produire une commande.
De temps en temps, ils vont faire des choses à titre perso, mais j’entends surtout une vision un peu « professionnelle » de la créativité.
Toi, à l’inverse, ça fait partie de toi. Comme tu dis, c’est vraiment un besoin, c’est même plus qu’une simple gymnastique mentale, c’est vital pour…
— Geoffrey : … pour ma psyché, pour mon équilibre psychologique et pour ma vie 🙂
Je n’attends pas d’avoir une commande client pour faire du design.
Quand j’en ai, je suis très content, je travaille avec, c’est super. Mais quand je n’en ai pas, et ça arrive de temps en temps, j’ai plein d’idées, plein de projets, je les mets en place.
Le design, ça peut prendre plein de formes : là, comme je te disais, je fabrique des trucs en bois, hier j’étais en train de programmer…
En fait, peu importe si j’ai une commande client ou pas, je travaille, j’avance sur mes projets, je les sors petit à petit et ça m’anime. Ce n’est pas juste mon métier, loin de là.
Le designer : artiste, artisan ou les deux ?
— Laurent : Justement, vu que tu fais énormément de choses, que tu touches à plein de supports différents, tu te considères comme un artiste, un artisan, les deux, ou aucun des deux ?
— Geoffrey : J’aurais tendance à dire : aucun des deux.
Je ne me sens pas « artiste ». Je fais des choses qui ont trait à l’art : le dessin, la peinture, parfois, je sculpte des trucs en bois… mais je ne vis pas de mon art. C’est vraiment une forme d’expression.
Je n’aurais pas la prétention non plus d’être « artisan », je trouve le terme tellement beau, tellement noble, que je n’oserais pas.
Designer, c’est le truc un peu à cheval entre les deux.
Je ne fais pas du design industriel, des productions destinées à des millions de personnes, qui passent par des usines en Chine, reviennent…
Je fais du « design artisanal », on va dire : je fais toujours des projets sur mesure, je recommence toujours les projets de zéro… Quand j’ai un nouveau client, je pars d’une base vierge et je construis le projet avec lui, on travaille ensemble.
Le design, c’est une bonne manière de me cacher derrière l’art, l’artisanat, et c’est très bien comme ça 🙂
Sa conception du design
— Laurent : Justement, on va rentrer un peu plus dans ta vision du métier. Selon toi, un designer doit « maintenir l’habitabilité du monde », c’est quelque chose que je t’ai entendu dire à plusieurs reprises dans des conférences, dans des articles…
Est-ce que tu peux nous détailler un peu cette idée ?
Le design pour maintenir l’habitabilité du monde
— Geoffrey : C’est un professeur en design et en philosophie de l’université de Nîmes, Alain Findeli, qui a eu cette phrase. Elle est d’ailleurs souvent reprise par des étudiants et des designers… et c’est très bien !
Il dit que « le design sert à maintenir ou à améliorer l’habitabilité du monde. »
Maintenir, c’est déjà pas mal, mais alors améliorer, pourquoi pas ?
L’habitabilité du monde ça veut dire que le monde soit habitable dans toutes ses dimensions : au sens premier du terme, pouvoir y vivre, avoir un toit sur sa tête ; mais aussi cohabiter avec les autres espèces, avec le vivant de façon générale, et que tout puisse fonctionner de la meilleure manière qui soit.
Si j’emprunte ces mots à Alain Findeli, c’est parce qu’énormément de projets de design ne vont pas aider à maintenir ou à améliorer d’habitabilité du monde.
Est-ce que si des projets design sortent de cette définition du design, ils sont encore du design ? Une voiture électrique, qui a une durée de vie très limitée, qui pollue à fond, qui n’est pas forcément utile, est-ce qu’elle maintient l’habitabilité du monde ou pas ? Un canapé en cuir « ultra design », créé par un grand designer, exposé dans une galerie, qui vaut 40 000 €, est-ce qu’il maintient l’habitabilité du monde ou pas ?
Est-ce qu’il va aider les gens à mieux vivre ensemble, entre eux mais aussi dans le monde, au sens large, avec les différentes espèces, ou pas ? Si ça ne répond pas à ça, est-ce que c’est quand même du design ?
Ça peut être vu de façon très binaire, noir ou blanc. Mais il y a toute une gradation, tout un ensemble de grilles de lecture autour de ces sujets-là, ouvrant au moins un champ de réflexion.
Une pensée plurielle, une diversité nécessaire
— Laurent : C’est uniquement ton point de vue personnel ?
Ou il existe un regroupement de designers pour établir une sorte de liste de critères, une sorte de charte, qui permette de dire « Oui, ce design maintient l’habitabilité » ou « Non, il ne la maintient pas » ?
Est-ce que vraiment chaque designer a son propre point de vue sur la question ?
— Geoffrey : Il n’y a aucun consortium de designer,s mais plutôt des associations, des syndicats de design qui essaient.
Mais en agglomérant un certain type de personnes, ça crée des microbulles de façons de penser, qui peuvent être assez étanches, fermées, de sorte que la pensée du design est plurielle. Quelque part, c’est une bonne chose : il faut de la diversité dans ce dialogue, au sein du design.
Mais c’est aussi problématique, car quand on veut réunir les acteurs du design en France, ce n’est pas évident. Parce qu’on prend les plus connus, pas forcément les meilleurs, les plus intéressants, les plus pertinents, ceux qui vont justement maintenir l’habitabilité du monde.
Ou alors, on va s’appuyer sur les syndicats, les assos, qui se regroupent par sphère d’influence. Ces personnes ne représentent pas encore aujourd’hui le designer de 22 ans, freelance, qui fait des trucs comme il peut, avec des petits sites web, parce qu’il galère et qu’il a besoin de payer son loyer. Ça, j’ai l’impression que ça passe un peu à la trappe.
On parle des grands designers qui ont des prix, fabriquent des beaux vélos, font des projets un peu sociaux, du design de politique sociale, très bien. Mais ça, c’est une frange toute petite de la profession.
Et la nouvelle génération ?
— Laurent : Toi qui es aussi formateur, comment cette vision est-elle accueillie par la nouvelle génération de designers ? J’imagine que dans tes cours, tu l’insuffles. Comment c’est perçu ? Comme un délire de bobo ? Ou la nécessité de requestionner est-elle comprise ?
Les angoisses des jeunes
— Geoffrey : J’ai des étudiants qui ont entre 19 et 30 ans, voire plus, c’est assez vaste. Parfois, je donne aussi des formations pour des professionnels.
Et avant même que j’aborde ma propre vision du design, je sens déjà qu’il y a une angoisse : la collapsologie, l’effondrement. C’est des sujets qui effraient beaucoup de personnes dans le design.
Ceux qui se lancent, qui ont 20 ans et qui disent « Je me lance dans des études de design, mais mon école me fait faire des montres, des voitures, du packaging, je travaille pour des grands groupes, des start-ups, des industries », ça crée une dichotomie dès le départ.
Par exemple, le luxe : beaucoup de ceux qui se retrouvent là-dedans voient la réalité du monde en face et ça les angoisse. Ils se disent : « mon travail ne va pas du tout dans le sens du progrès, de la justice sociale et environnementale », ou alors essaient de se leurrer, de se mentir un peu en se disant que c’est bien.
Des choix difficiles, des concessions nécessaires
— Geoffrey : Souvent mes étudiants viennent me voir : « Geoffrey, comment tu fais pour gagner ta vie et faire des projets un peu sociaux, un peu engagés, un peu environnementaux ? »
Ils voient très bien que mon discours ne s’arrête pas juste à la partie immergée du design, de ce que je peux produire. Il s’incarne aussi dans ma façon de vivre, où je vis, comment je consomme, mes partis pris sur ma vie personnelle, sur mes choix financiers.
Je suis assez transparent avec eux là-dessus et je leur dis aussi que ça nécessite des concessions.
Vous voulez être designer en 2022 ? Pourquoi ? Ça sert à quoi alors qu’en fait, il faudrait des médecins, des agriculteurs, des personnes qui accompagnent ceux qui souffrent ?
Ça les interroge, ça les questionne.
Et en même temps, ils sont aussi pris par leurs contraintes personnelles : payer le loyer, s’acheter des fringues, payer son téléphone, vivre sa jeunesse. Évidemment, ils ne peuvent pas, du jour au lendemain, faire des concessions très arides.
J’essaie toujours d’avoir un dialogue avec eux, de leur dire que je ne suis pas un exemple. Mais je peux témoigner de comment je fais les choses, des choix que j’ai fait.
Quand j’étais étudiant, j’étais obligé de faire des stages dans des agences de design, donc j’ai fait des bannières pour McDo, des trucs pour des voitures… Je n’avais pas trop le choix.
Petit à petit, j’ai commencé à refuser, à essayer de m’orienter vers tel ou tel domaine. J’y suis arrivé sans avoir vraiment été aidé. Donc, je leur dis :
Vous avez aussi une vision, des sentiments, des engagements, des choses qui vous animent, vous prennent aux tripes. Eh bien, essayez de vous diriger vers ça. Au moins, vous aurez essayé quelque chose.
Le « sens » du métier pour boussole
— Laurent : C’est aussi un cheminement, surtout quand on se lance dans un métier, peu importe lequel. Notre vision évolue avec le temps.
Au début, comme tu le dis, on pense plutôt à pouvoir payer ses factures. Avec le temps, on questionne un peu plus le sens de ce qu’on fait.
Moi, je questionne aussi beaucoup le sens de la communication, de la publicité, à quoi ça sert, ce genre de choses. Mais il y a 10 ans, quand j’ai commencé, je ne m’interrogeais pas, en fait.
— Geoffrey : Bien sûr, c’est une direction. C’est ce que j’essaie de dire aussi à mes étudiants, que ce n’est jamais terminé.
On sait à peu près vers où on va, parfois on fait des zigzags, c’est un peu compliqué, mais au moins on se dirige. Il faut de la maturité, du temps.
L’origine de ses engagements
— Laurent : C’est ça. Ce n’est pas à 20 ans, quand tu débutes…
Peut-être que les nouvelles générations sont plus conscientes que nous de ces enjeux ?
Toi, d’où te vient cette vision, cet engagement ? De gens que tu as rencontrés, de ta famille ? Comment c’est arrivé ?
— Geoffrey : C’est pluriel.
Jusqu’à il y a 4-5 ans, je fonçais sans me poser la question. Un jour, on m’a posé la question et j’ai commencé à y réfléchir, à regarder en arrière, ce que je ne fais jamais.
Un terreau familial
— Geoffrey : Je me suis penché sur ma famille pour la comprendre.
Mes grands-parents étaient cultivateurs, ils ont vécu la Seconde guerre mondiale, été en camp de concentration… ils vivaient avec pas grand-chose, avaient la volonté de se débrouiller.
Mon père travaillait dans des foyers socio-éducatifs, avec des jeunes délinquants, ma mère avec la toute petite enfance, en école maternelle. Ils partagent cet amour des jeunes générations, de la jeunesse.
Je n’ai jamais eu un grand confort financier, matériel, même si je considère que j’ai tout ce qu’il me faut. Mais cette aridité m’intéresse, ce qui ne m’empêche pas de constater qu’il y en a toujours d’autres qui ont moins, pour qui c’est compliqué. Ça, ça m’a toujours un peu révolté.
Qu’est-ce que je fais de ce feu, de cette rébellion, de cet énervement, de cet agacement sur le monde ? Je peux râler, je peux manifester, je l’ai fait beaucoup (rires) mais j’essaye de le tourner de façon constructive.
Je préfère toujours construire que détruire les choses, même si parfois il faut commencer par faire table rase et déconstruire.
Des études nourricières
— Geoffrey : Quand j’étais aux Arts décoratifs de Paris, j’ai eu des enseignants de gauche, qui avaient fait mai 68 : Pierre Bernard, Ruedi Baur, des immenses designers…
Ils étaient pour la plupart engagés dans une culture de gauche, comme très souvent dans les écoles.
Les élèves qui en sortent, quand ils commencent à travailler, ça change, ça se transforme, ça s’estompe et parfois ils deviennent des personnes de gauche avec des idées de droite.
Ma vision de la créativité comme un combat, ça vient de tout ça.
À quoi sert un designer ?
— Laurent : Cette question que tu posais à tes étudiants, j’ai envie de la retourner : à quoi sert un designer aujourd’hui, de ton point de vue ?
Persistance du passé
— Geoffrey : Il y a tellement de designers différents…
Il y a ceux qui travaillent en intégré, en agence, pour refaire les boutons pour une application de la SNCF, qui refont de l’ergonomie. À quoi ils servent ? À optimiser le truc pour que ça fasse plus de clients.
Aujourd’hui, 99 % des designers servent à faire marcher les entreprises, parfois en innovant un peu, parfois en poursuivant des modèles existants. Mais aujourd’hui, grosso modo, le designer sert à faire vendre. Je trouve ça triste, pitoyable et un peu lié au passé.
Il y a aussi beaucoup de designers qui essaient de promouvoir un peu leur way of life, tu sais, « j’ai des beaux vêtements, je suis à la mode, j’arrive au boulot à 11h30, j’ai les derniers logiciels, le dernier Mac ». C’est vraiment une vision dans laquelle je ne me retrouve pas du tout : servir à entretenir ces modèles existants.
Imaginer demain autrement
— Geoffrey : À ma connaissance, trois ou quatre designers (dont Alexandre Monnin) travaillent sur les « enclosions », le fait de fermer des imaginaires. Via leurs créations, ils cherchent à travailler sur des imaginaires, et à fermer, tout doucement, l’imaginaire du progrès, de la croissance.
On ne va pas dire : « Il ne faut pas aller sur Mars », on va dire « Ça ne sert à rien de se projeter parce que ça va à l’inverse de l’habitabilité du monde. »
Avant même que ça se produise, on va essayer de déconstruire le fait que ça puisse exister dans l’imaginaire, que ça puisse être attirant, ou comme j’entends parfois en agence, « sexy ».
En fait, qu’est ce qui est désirable pour les gens ? Le design faisant appel aussi aux émotions, le designer peut très bien servir à ça. Ce qui est désirable aujourd’hui, les voitures, les fringues, les bijoux, le dernier ordi à la mode, ces petits trucs qui nous font briller les yeux, qu’on est content d’acheter, on va les rendre indésirables.
Qu’est-ce qui pourrait être désirable ? Mettre les choses en commun, penser aux relations entre les humains, les animaux et les végétaux, le minimalisme, l’absence de surconsommation, c’est désirable, c’est ce qu’essaient de dire certains designers. Voilà à quoi le design pourrait aussi servir !
— Laurent : Ça rejoint un peu une tendance sur la création de nouveaux imaginaires et de nouveaux récits…
— Geoffrey : C’est beaucoup dans l’écologie qu’on retrouve ça…
Passer à l’action
— Laurent : C’est ça.
Tous les discours un peu angoissants sur la collapsologie, l’effondrement, ça fait peur et ça ne donne pas forcément envie d’agir.
Alors que si on applique les techniques marketing, on peut rendre désirable un futur peut-être un peu moins technologique, avec un peu moins de ceci, un peu plus de cela… ça pourrait inciter plus les gens à passer à l’action ?
— Geoffrey : Sur ces questions je lis et j’écoute beaucoup de penseurs différents.
Pablo Servigne dans son bouquin Tout peut s’effondrer, co-écrit avec Raphaël Stevens, parle « d’active hope », l’espoir actif.
C’est l’idée qu’en fait, c’est bien beau d’espérer que demain tout ira mieux, mais il faut être actif, se lever et commencer à faire des choses concrètes en espérant au fond de soi que ça puisse changer.
Vincent Mignerot aborde les mêmes thématiques mais pour lui, ça n’ira pas forcément mieux demain si on ne résout pas les problèmes psychologiques que l’on a nous-mêmes par rapport à notre existence sur Terre. Il invite chacun, pour avoir un impact concret, à questionner son existence, à décroître financièrement, à partager ses propres ressources, à faire des choses de ses mains…
On peut aussi lire les ouvrages d’Ivan Illich, regarder les conférences de Jean-Marc Jancovici…
Lutter contre la peur
— Geoffrey : Après, on fait un peu sa synthèse pour trouver là-dedans comment ne pas avoir peur.
Si on a peur, pourquoi ? C’est qu’en fait, quelque part, on a peur de notre propre mort, de la mort des générations futures ou de la fin de la vie sur Terre en général dans cinquante, cent, deux cents, cinq cents ans, on ne sait pas.
Qu’est-ce qu’on a à résoudre face à ces questions éthiques ? Je travaille sur ce rapport à la mort, qui pourrait être hyper angoissant, dans mes projets personnels de design, en cherchant comment on pourrait le penser de manière apaisée. Il faut aussi pouvoir le repousser parce que ce n’est pas dans l’intérêt d’une espèce comme l’humain que de voir sa propre finitude.
Pour ça, n’hésitez pas non plus à lire Cioran, un penseur que j’aime beaucoup, qui a écrit De l’inconvénient d’être né.
Il est un peu dans la pensée de Nietzsche ou sur les questions du nihilisme, c’est quelqu’un qui m’a fait beaucoup réfléchir… et aussi agir en fait !
C’est ce qui m’amène me sentir apaisé face à la vacuité du monde ou à sa finitude.
La nécessité de partager
— Laurent : On sent que tu as une pensée construite, que tu lis aussi beaucoup de choses effectivement très différentes, que tu regardes beaucoup de vidéos.
Je sais que tu publies souvent sur Twitter très tôt le matin, la petite veille de la nuit…
— Geoffrey : Tout à fait. Je me réveille souvent la nuit, donc je regarde des vidéos, je lis, des fois des articles hyper longs, des tests, des trucs comme ça et c’est fascinant, c’est passionnant.
Donc je les partage : je ne vais pas garder ça que pour moi quand même ! 😄
Peut-on encore être créatif en design ?
— Laurent : Je te propose de revenir à la notion de création. En rédaction et en rédaction web, d’où je viens, il y a une théorie qui dit que tout a déjà été écrit, tout a déjà été dit. Que, finalement, quand on écrit un nouveau texte, on reprend juste une idée, ou on en assemble plusieurs, avec un angle différent.
Est-ce que dans le design, il y a cette notion-là ? Ou, est-ce que selon toi, en 2022, on peut encore être original dans le design ?
— Geoffrey : Pour moi, la question, c’est « est-ce qu’il faut être original dans le design ? ».
Être original, ça veut dire être différent. Dans ce cas-là, oui, je pense que dans le design tout n’a pas été dit, bien au contraire, il y a un appauvrissement, pas en termes de forme, mais en termes de sujet et de concepts dans le design qui est flagrant, qui est triste.
On parlait de la mort à l’instant, de l’anthropocène. Aujourd’hui, ces sujets sont très peu abordés dans le design au sens très large du terme. On peut avoir l’air original en faisant un énième t-shirt ou un énième vêtement, dans la catégorie design produit, design d’objets, y en a beaucoup.
Par contre, on peut être différent sans pour autant être original ou se faire remarquer. Dans le design, tout n’a pas été fait, tout n’a pas été dit, tout n’a pas été écrit, tout n’a pas été conçu, puisque le monde change tout le temps.
Évidemment, les fonctions de base, elles sont toujours là. On mange, on s’assoit, on vit, on respire, on coupe des choses, on les recolle… : tous les besoins de la pyramide de Maslow. Mais y a des manières d’y répondre très différentes, et plein qu’on peut encore imaginer.
Quand je fais des cours d’Histoire du design et du design interactif, une histoire beaucoup plus récente, les étudiants se demandent ce qu’ils vont proposer, eux, en tant que personne, en tant que designer, dans ce brouhaha, Ce qui est intéressant, c’est leur singularité en tant que designer et comment eux, ils se positionnent. Faire les choses différemment, emprunter des sentiers encore inexplorés par le design, ça demande de se renseigner, d’avoir de la curiosité, de lire.
Il y a encore beaucoup de place pour le design dans notre monde.
Webdesign : rentrer ou ne pas rentrer dans le moule
— Laurent : Dans le web, le domaine que je connais le plus, on a deux grandes tendances.
D’un côté, il y a les sites hyper novateurs, expérimentaux, avec de nouvelles fonctionnalités, des « délires artistiques », parce que ça sert un message.
De l’autre, et c’est quand même la majorité, on a des sites qui se ressemblent tous, une uniformisation des designs, des sites web qui répondent à des normes, parce que des études ont montré que positionner le bouton à tel endroit, ça fait plus cliquer, ça fait plus vendre…
Pareil, quand tu regardes les voitures, elles se ressemblent quasiment toutes, les vêtements c’est à peu près la même chose à moins d’être dans la haute couture où là, effectivement, on est plutôt sur l’expérimental. À partir du moment où on rentre dans la production de masse, on est obligé d’avoir une certaine standardisation.
Est-ce que, quand tu es un designer qui se lance, t’as encore de la place pour essayer de faire un truc un peu différent, un pas de côté ou est-ce que t’es un peu obligé de rentrer dans le moule ?
Webdesign et logique capitaliste
— Geoffrey : Je fais du webdesign depuis que je suis étudiant, même avant, quand j’étais au collège, je faisais mes premiers sites web avec Dreamweaver, pour ceux qui connaissent 😉 et après avec le Flash, c’était génial, je me suis beaucoup amusé.
Aujourd’hui, les outils de production de web design sont standardisés. Pour aller vite, pour uniformiser, pour des questions de coûts, de temps et de rentabilité, ça s’inscrit dans une production industrielle capitaliste.
Des outils de type WordPress, et tous les CMS en fait, servent à installer un site en 2-2 parce que sinon ça mettrait trois mois à coder. Figma, Adobe XD servent à faire des applications mobiles, du web, des interfaces au sens large, qui correspondent à nos écrans rectangulaires, avec des angles droits. Si on avait des écrans ronds comme sur une smartwatch, ça serait différent, nos outils seraient peut-être pensés différemment.
Quand je vois certains étudiants, ou même des professionnels qui utilisent Figma… ça sert à faire des boîtes, des petits rectangles qu’on vient aligner ou désaligner, mettre des couleurs, mettre du texte par-dessus…
Mais où est la sensation, le sensoriel, l’image qui va nous surprendre ?
Quand j’étais étudiant, après mon bac + 5, j’ai fait 2 ans en tant que designer chercheur dans un laboratoire sur l’identité numérique et la mobilité. J’ai prototypé des expériences tactiles sensorielles sur des écrans de téléphone, des interfaces qui servaient à communiquer, pas comme par texto ou par e-mail, mais par de la chaleur, de la couleur, des petits messages qu’on vient glisser sur le bord de son téléphone, des métaphores et une émotion dans les formes de design.
Se détacher des outils pour faire les choses à sa manière
— Geoffrey : Aujourd’hui, la majeure partie des outils qui nous sont mis à disposition ne permettent pas de faire ça, ou alors il faut vraiment les déconstruire, se les approprier.
C’est pour ça qu’il y a beaucoup d’outils que j’utilise pas. J’utilise toujours des choses assez basiques et essentielles, comme mon carnet, mon crayon, mon cerveau.
Après je passe beaucoup sur Illustrator, qui me rend assez libre de faire un peu ce que je veux, même pour des interfaces web.
Aujourd’hui, je les code moi-même, soit directement en code, soit en passant par du graphisme avant. Mais faire des petites boîtes sur lesquelles on clique, ça ne m’intéresse pas.
Bientôt, on pourra cliquer sur un générateur et ça va générer une interface avec toutes les petites boîtes et on n’en parlera plus. Elle correspondra aux standards d’ergonomie, d’accessibilité, de référencement, très bien, mais ce ne sera pas un site différent ni un site sur mesure.
J’ai beaucoup travaillé avec Flash, je faisais des sites cartographies dans lesquels on pouvait zoomer, y avait des vidéos, du son, on pouvait vraiment faire des expériences incroyables, beaucoup plus difficiles à faire aujourd’hui en HTML, CSS, Javascript.
Mon portfolio, geoffreydorne.com, c’est un petit rond avec des mots qui s’affichent en circulaire. Ça, à l’époque, je pense que je l’aurais fait en Flash, là je l’ai fait en Javascript… Mais voilà, c’est très basique, très simple, très minimaliste, parce que je ne voulais pas faire un truc trop lourd. Mais ce ne sont pas des petites boîtes avec des grandes photos, quoi !
— Laurent : J’invite les auditeurs à aller voir ! C’est perturbant : la première fois que t’arrives, tu ne sais pas où il faut cliquer.
Mais une fois que t’as compris, je trouve ça intéressant. Effectivement, en un cercle, t’as tout dit, en fait.
Décembre 2022
— Geoffrey : Je n’ai pas fait un truc très compliqué mais c’est vrai qu’on arrive sur la page, c’est vide, y a juste mon nom, on va y mettre la souris, et quand on clique, il se passe des choses !
J’ai fait d’autres sites un peu plus classiques dans leur forme, mais j’ai toujours le souci de faire les choses différemment et à ma manière. Vu que je code mes sites moi-même, j’aime bien quand c’est fait un peu à la main et qu’on le sente un peu, justement.
Usages : la révolution douce
— Laurent : Comment tu gères cette tension entre être différent, être original, faire des sites qui ont une âme, proposer des expériences uniques, et les habitudes et les attentes des internautes ou des utilisateurs finaux ?
— Geoffrey : Évidemment, si on fait un site sans typo, que des petits animaux qui courent partout et qu’on dit « voilà, c’est ça mon menu, débrouille-toi avec ! », c’est un peu particulier, c’est un peu bizarre ! Mais pourquoi pas ?
On pense souvent qu’une révolution, ça se fait du jour au lendemain. L’étymologie du mot « révolution » est intéressante : ça vient du latin volv- qui veut dire « rouler », avec le préfixe re-. « Re-rouler », c’est aller en arrière, c’est le recommencement. Une petite flèche qui va revenir un petit peu au début pour faire les choses autrement, pour pas recommencer la même chose.
Dans le design, pour qu’une révolution puisse prendre, on va décaler certaines règles tout doucement, de sites en sites, de projets en projets, en disant :
« Ça, on ne va pas le faire comme ça, on va le faire un peu différemment ».
Puis la fois d’après on va aller un peu plus loin, la fois d’après encore plus loin. Puis finalement, on ne va pas mettre de menu, puis finalement, y aura peut-être pas de logo…
Petit à petit, au final, les gens ont suivi cette révolution. C’est une révolution douce, dans les usages.
Je trouve ça intéressant parce que ça montre aussi l’amour qu’on peut avoir pour les gens qui utilisent ce qu’on fait. Du jour au lendemain, on ne peut pas dire « c’est comme ça, ce n’est pas autrement, si vous n’y arrivez pas, vous êtes bêtes ». Ce n’est pas comme ça que ça marche.
À l’inverse, si je vous mets devant un truc que vous connaissez par cœur, que vous soyez sur tel ou tel site, c’est pareil… au final, à quoi ça sert que vous soyez avec moi ? C’est un équilibre à trouver.
— Laurent : C’est d’ailleurs l’approche des géants du numérique, Facebook ou autre.
Ils ne vont jamais changer leur site intégralement, toujours par petites touches. Un coup, on va amener des arrondis par-ci, par-là, bouger un petit peu le logo, changer un peu l’interface mais c’est très rarement des changements vraiment radicaux. Il y a toujours un temps d’apprentissage où les deux versions cohabitent, on peut switcher d’une version à l’autre, on peut revenir sur l’ancienne.
C’est en effet peut-être un des moyens de lutter contre cette industrialisation, faire des petits changements à la marge et habituer les internautes, petit à petit, à voir des choses différentes…
— Geoffrey : J’ai connu le web, un peu comme toi, sur les débuts, et on a pu explorer plein de choses différentes.
Au départ, le web, c’était ça, des sites un peu expérimentaux… Aujourd’hui, on est habitué à des sites sociaux, à des sites dans lesquels tout est en CMS.
Mais quand on arrivait sur la page de quelqu’un avec ces petits gifs animés, son petit univers, on sentait qu’on était dans un endroit particulier, que c’était différent.
C’est ce que je trouve touchant dans le design et dans le web design un peu amateur, un peu artisanal : quand on arrive sur la page de quelqu’un on se dit « tiens, c’est pas comme chez les autres, ça a l’air sympa, je vais enlever mes chaussures, je m’installe, puis je regarde ce qui se passe. 😆 »
— Laurent : C’est exactement de là que vient le terme homepage, à l’origine, c’est un peu son chez soi, sur le web, son univers, peu importe si des fois c’est kitch, c’est moche, dans tous les sens…
Ses premières créations
— Laurent : Tu parlais de tes débuts, t’es pas si vieux que ça, mais t’as commencé très tôt !
Est-ce que tu te souviens de tes premiers travaux, enfant, ou même plus tard, étudiant ou freelance ?
— Geoffrey : Mes premiers souvenirs d’ordinateur, c’est quand mon papa avait acheté un Commodore 64 qui faisait au moins 15 kilos, une grosse machine : on appelait ça un « portable » à l’époque, avec cet écran un peu pixel, en couleur, avec des sons très stridents, les disquettes très grandes, un peu souples.
Et ce petit jeu, Mimi la fourmi, auquel je pense encore aujourd’hui. Ça, c’est des premiers souvenirs, pas forcément de création, mais de rapport à l’image, de fascination.
Source : Sens Critique.
Puis, comme beaucoup d’enfants, j’ai fait beaucoup de dessins, beaucoup de constructions d’objets…
Quand l’ordinateur est arrivé, j’ai commencé à dessiner avec. J’avais mis de l’argent de côté pour m’acheter ma première petite tablette Wacom format A5, toute petite, puis j’ai commencé à programmer.
Au collège, peu de personnes faisaient de l’ordinateur, s’intéressaient à l’informatique, mais j’avais trouvé un ami qui était russe, Mikhaïl, que ça fera sûrement sourire s’il nous écoute. 😉
On programmait des petits programmes rigolos avec de la couleur, des lumières, des mots de passe qu’il fallait deviner…
À la récréation, il me passait une disquette, que je mettais dans l’ordinateur le soir quand je rentrais chez moi, et je regardais ce qu’il avait fait. Je la copiais sur mon ordinateur, je créais des choses, des visuels des textes, je mettais des musiques, des jeux, je refaisais des petits programmes en Visual Basic. Je remettais tout ça sur la disquette et puis je lui donnais à la récréation la fois d’après.
Mes premiers souvenirs de création, c’est cette espèce de correspondance de disquettes entre les deux geeks du collège.
J’ai aussi fait beaucoup de bandes dessinées que je stockais dans mes tiroirs et que je n’assumais pas forcément.
Puis, j’ai programmé mes premiers sites web. On n’avait pas vraiment Internet à la maison, mais on avait des magazines, genre PC TEAM, où il y avait des CD Roms avec des logiciels.
Un jour, j’avais justement eu Dreamweaver, PaintShop pro, des outils de création d’images. Je n’ai pas utilisé Photoshop très tôt, pas du tout 😉
Ça m’a permis de faire des premiers petits sites web où je mettais des poèmes, des dessins, de la musique midi au démarrage, des petits gifs animés que je faisais moi-même et tout. Ça me passionnait, je retraçais une espèce d’univers assez personnel.
J’ai de très bons souvenirs de ça, parce que je faisais les choses à mon image pour exister comme un adolescent peut exister au travers de l’expression et de la création en général.
Le designer doit-il « savoir faire » ?
— Laurent : Depuis le début, tu expliques que tu aimes faire les choses toi-même. Est-ce que tu penses que le designer doit être aussi capable de réaliser ou qu’il peut juste penser l’interface, et si c’est pas la réalité, c’est pas grave ?
— Geoffrey : C’est un débat chez les designers, notamment les designers UX (user expérience designers), ou les designers chercheurs.
J’aurais tendance à être un peu radical là-dessus, je ne sais pas si c’est une bonne chose ou pas, mais c’est mon ressenti. Je peux totalement me tromper mais pour moi, un designer doit savoir concevoir et réaliser lui-même, par du code, par du dessin, par de l’objet…
Mais qu’il ait quelque chose à donner dans les mains, dans les yeux ou sous la souris des gens, pour qu’il y ait une interaction, quelque chose à écouter, à observer, qu’on donne à voir et à ressentir.
Du théorique à la pratique
Les chercheurs, ils font ça très bien, ils se documentent, ils écrivent, ils développent des pensées… et parfois ils s’arrêtent là, ils ne vont pas jusqu’à réaliser des prototypes. On peut faire de la « recherche projet », mais aussi de la recherche plutôt théorique.
Quand j’étais étudiant chercheur on faisait de la recherche projet, des prototypes, des programmes que je développais sur mobile…
Certains UX designers font des documents de recommandation et s’arrêtent là, d’autres passent un peu plus de temps à faire des schémas, des maquettes, des croquis, des wireframes (des petits schémas d’interface),… Jusqu’où le designer s’abstrait de la forme ou de la réalisation ?
Faire exister un projet pour qu’il puisse nous échapper
Au fond de moi, je me dis qu’un designer qui ne concrétise pas son travail pour le donner au monde au sens large du terme, est-ce qu’il ne se prive pas de quelque chose ? Est-ce que c’est un peu limité, un peu dommage ?
J’aime quand le projet de design existe et qu’il nous échappe, que les gens l’utilisent pour en faire autre chose, se l’approprient, qu’ils impriment votre image et qu’ils la modifient…
Ce qui me fascine dans le design, c’est quand il ne nous appartient plus. C’est pour ça que j’aime aller au bout de mes projets le plus possible, pour faire en sorte qu’ils puissent exister, rester et appartenir aux autres.
La réalisation bride-t-elle la création ?
— Laurent : Si le designer réalise, est-ce que consciemment ou inconsciemment, il n’y a pas le risque d’une certaine censure ? La tentation de simplifier certaines idées quand on sait qu’on va devoir les mettre en œuvre, que ça va prendre beaucoup de temps…
— Geoffrey : C’est un équilibre entre ce que je suis capable de réaliser et là où je veux aller.
L’objectif que j’essaie de me fixer, c’est d’aller toujours un peu plus loin : « Ça, je sais le faire, mais à partir de là, je sais plus comment on fait. Donc, soit je me fais aider, soit je vais apprendre, mais je vais me débrouiller pour y arriver. »
Soit je fais faire, je travaille avec des développeurs, par exemple, pour faire en sorte qu’un projet existe, même s’il y a une partie que j’aurais pas codée moi-même.
Soit je vais diminuer un petit peu mon projet pour qu’il puisse quand même exister, mais que ça me fasse un petit peu sortir de ma zone de confort ou de compétences, pour apprendre malgré tout et donc pour me tirer un peu vers l’avant.
Mais je ne me lance jamais dans des projets où je sais que je serai en situation d’échec dès le début, si je suis incapable de les réaliser, ils me rendront malheureux. J’essaie toujours d’aller vers l’avant et de trouver jusqu’où ça peut nous amener pour progresser aussi en tant qu’individu.
Je ne vais pas non plus me lancer dans des projets qui sont déjà courus d’avance. Si en deux secondes c’est fait, ce n’est pas intéressant. Je n’aurais pas progressé, ça ne m’aura rien apporté, ça ne m’aidera pas. Si je ne fais que ce que je sais faire, je reproduirais tout le temps le même truc.
Ou si je suis dans une idée conceptuelle que je suis totalement incapable de faire ou de faire faire par quelqu’un d’autre. Cette idée n’existera que sous la forme d’idée.
Son rapport à la technologie
— Laurent : Dans tes articles de blog, tes parutions, tu fais souvent la promotion du low tech, voire du no tech. En parallèle, tu n’hésites pas à utiliser les dernières avancées technologiques, notamment l’IA. T’as eu également très tôt un ordinateur entre les mains.
Quel est ton rapport à la technologie et comment tu l’envisages sous l’angle du design ?
— Geoffrey : Le design est éminemment en lien avec les technologies au sens large, depuis les industriels, les usines de Henry Ford, qui étaient inspirées des abattoirs de Chicago… le design n’a fait que progresser par les nouvelles avancées technologiques.
Observer, tester, critiquer
Dès qu’il y a des technos qui sortent, je suis curieux de les tester, voir leurs limites, comment ça marche, mais je n’en suis pas du tout le promoteur. Je ne me dis pas que c’est le truc qui va sauver le design ou qui va être la solution par défaut.
Souvent, des gens avec qui je travaille me disent : « Je veux une application, je veux un site web », et je leur demande pourquoi, et on va creuser le sujet. Parfois, au final, ce n’est pas ce qu’il leur fallait, mais plutôt une affiche, un livre, un changement d’identité…
La technologie est souvent prise comme point de départ d’un projet de design.
On va faire une appli alors que la vraie question, c’est plutôt : on va changer telle chose dans la vie des gens, faire tel projet… et peut-être que ce sera une appli. Peut-être que ce sera un site web. Peut-être que ce sera sous une forme technologique, mais ce n’est pas couru d’avance.
J’ai toujours de la méfiance face aux prédicateurs technologiques qui vont dire que les IA, la réalité virtuelle, le metaverse… c’est le futur.
Pourquoi faire ? Est-ce que des intérêts privés essaient de nous faire vendre des machins et des machins qui vont polluer et détruire l’habitabilité du monde ?
Ou alors est-ce que c’est tout simplement pour un usage ? Parfois, une technologie tombe bien. Par exemple, pour les personnes malvoyantes, le smartphone, notamment l’iPhone, c’est hyper bien parce qu’il lit les textes en audio.
Tech et low tech
Le low tech, pour moi, c’est une question de la technologie raisonnée.
Je suis éminemment pour l’ultra technologie quand il s’agit de faire des IRM ou d’aider des gens qui ont le cancer à guérir.
Par contre, quand il faut que je balaye chez moi, je n’ai pas besoin de robots, du Wifi, rien de compliqué : je prends un balai, je balaye.
Il y a un mythe du progrès qui devrait se faire par le « toujours plus » technologique. En fait, j’essaie d’épurer le plus possible pour me dire « Est-ce que je peux me passer de ce truc ? ».
Et évidemment, il y a des choses dont je ne peux pas me passer, ne serait-ce qu’un ordinateur pour travailler. Mais si demain mon métier, ma vie changeaient, est-ce que je peux me passer d’un ordinateur ? Peut-être qu’une imprimerie avec des caractères en plomb, ça me suffit à faire mon métier, pourquoi pas ?
J’ai l’impression que je progresse vers une espèce de détachement technologique, face à une dépendance qui est vraiment énergivore, très destructrice et très aliénante.
Son expérience « Mon web » sur un disque dur
— Laurent : Il y a quelques années, tu avais publié sur ton blog, un article, Comment j’ai sauvegardé « mon web » sur un disque dur. J’avais trouvé l’idée géniale !
Tu te questionnais sur les sites réellement importants pour toi, les infos dont tu avais vraiment besoin. Et que « ton web », le web que tu utilises au quotidien, puisse tenir sur un disque dur, ça limite certains usages, ça aide à prioriser.
Certains sont importants, utiles, d’autres plus futiles, même si ça ne veut pas forcément dire qu’il faut les supprimer… en tout cas, ça invite à se poser la question de nos usages.
J’aime bien cette approche : Internet est partout dans nos vies et on se pose même plus la question, on va sur des sites, on est vraiment captif.
Prendre conscience des usages
— Geoffrey : Tout à fait ! J’ai voulu partager cette expérience, c’était un projet que j’avais en tête depuis longtemps. En tant que designer, je pense souvent aux usages et à mes propres usages : en prendre conscience, m’en détacher voire m’en débarrasser.
J’ai pris un disque dur que j’avais à la maison, 1 To, ou 500 Go, je sais plus, enfin, une quantité énorme. J’ai listé un peu mes usages du quotidien :
J’utilise beaucoup Wikipédia, donc j’ai téléchargé Wikipédia en local avec un petit truc pour l’ouvrir en local indépendant d’Internet.
Je fais beaucoup de créations graphiques donc j’ai téléchargé des logiciels qui sont auto-exécutables, qui n’ont pas besoin d’être installés, sans avoir besoin d’Internet, qui sont « portables », comme on les appelle en informatique.
J’ai téléchargé les 30 albums que j’écoute le plus, l’intégralité des chaînes YouTube que j’aime bien sur la fabrication, la permaculture, des trucs auxquels je me réfère souvent.
Ça m’évite d’aller sur YouTube, retaper le même nom de vidéo pour la regarder 5, 6, 10 fois… Alors que là, je peux l’avoir indéfiniment sur mon ordinateur sans consommer encore de la bande passante.
J’ai aussi des outils de chiffrement, mes papiers d’identité, des documents… Si un jour je perds pas mal de trucs, je sais que je retrouve tout ça là !
Je me suis fait une petite interface, évidemment, parce qu’en tant que designer, j’aime bien faire ça 🙂
Donc si les gens sont intéressés, sur mon blog, je raconte un peu comment je m’y suis pris.
À l’abri de la panne
Ce qui est intéressant dans ce projet-là, c’est « mon web » ce n’est pas celui de mon voisin. Imaginons qu’un jour, j’ai plus Internet ou qu’Internet mondial crashe, que c’est l’apocalypse, chacun pourrait avoir son petit disque dur avec ses petits usages du web : ses recettes de cuisine, ses cartes routières, ses cartes de France, ses traducteurs… le tout en local. On branche ça sur n’importe quel ordinateur et on a accès à tout ça.
C’était un petit challenge que je m’étais amusé à faire et je suis assez content de l’avoir fait.
Une démarche politique
— Laurent : Il est important de préciser qu’une panne mondiale d’Internet peut sembler improbable, mais ça ne l’est pas tant que ça. Il suffit de voir l’impact, par exemple, de l’incendie chez OVH, ou quand des câbles sous-marins sont coupés… Et la maîtrise de l’accès à Internet, c’est peut-être une des prochaines armes de guerre, aussi.
— Geoffrey : Un gouvernement peut aussi décider de couper Internet, comme on l’a vu en Égypte, en Tunisie, ou autres…
— Laurent : Oui, ça peut aussi être de la censure. Je parlais plutôt de la situation en France, où a priori, c’est assez peu probable, mais t’as raison, dans certains pays, ça arrive.
— Geoffrey : Les personnes qui questionnent la dictature dans leur pays peuvent avoir, en local, des outils de chiffrement, de création, même si Internet est coupé.
Sujets d’actualité
— Laurent : Ça m’offre une bonne transition pour la dernière partie.
Tu as une matière qui est assez inépuisable, c’est l’actu. Tu as notamment un site qui s’appelle j’affiche.fr sur lequel tu traites l’actualité sous forme d’affiches.
Je voulais avoir, en quelques mots, ton regard sur 3 grands sujets d’actualité.
Le développement des IA, une menace pour les designers ?
Le premier, c’est le développement de l’intelligence artificielle, notamment dans le design. T’as fait beaucoup d’expérimentation ces derniers temps, quel est ton sentiment là-dessus ? Quelles sont les opportunités que tu y vois, quels sont les risques ?
— Geoffrey : Les IA, ça existe depuis longtemps, mais là, elles deviennent de plus en plus accessibles au grand public, avec notamment des choses comme Midjourney, que j’utilise beaucoup, Disco Diffusion…
On peut créer des images, faire de la musique, écrire des articles de blog ou de presse…
À ceux qui pensent que ça va tuer les designers et les artistes, je conseille de lire Victor Hugo : dans Notre-Dame de Paris, il écrivait les craintes sur le fait que la Bible en papier allait tuer l’édifice religieux parce que les gens n’iraient plus à l’Église et resteraient devant leur livre à la maison. 😉
— Laurent : Tout comme la télé a failli tuer la radio…
— Geoffrey : … et que la radio allait tuer l’opéra…
Aujourd’hui, j’invite ceux qui se posent des questions ou qui ont des craintes à aller tester ces outils, à voir ce qu’on peut faire avec.
Ce n’est pas si incroyable que ça, alors peut-être que ça va s’améliorer, très bien. Comment on peut les utiliser dans sa pratique, est-ce que c’est possible, intéressant, ce qu’on peut faire de ces outils ?
Photoshop et Illustrator, à l’époque, les outils de création musicale comme Ableton, ça n’a pas tué des artistes et des musiciens, au contraire, ça fait plein de choses fabuleuses !
Je regarde ça avec curiosité, ça ne me fait pas vraiment peur. Je comprends que certaines personnes puissent s’inquiéter, mais je rappelle toujours qu’un photographe, il a un regard, un angle, un message. Un illustrateur a de l’humour, du décalage, un style.
Une IA ne pourra qu’imiter, mais pas avoir de l’humour, le petit truc en qui fait une référence à quelque chose que les lecteurs avaient lu dans le truc d’avant…
— Laurent : En rédaction, l’IA peut l’avoir, ce petit côté décalé, mais ça demande un boulot d’entraînement au préalable, réalisé par un humain, pour, justement : lui montrer différents styles, différentes tonalités…
On a quand même besoin d’un humain, ne serait-ce que pour entraîner les machines, volontairement ou involontairement, parce qu’elles sont déjà entraînées avec plein de données d’un peu partout.
Rachat de Twitter par Elon Musk
Tu es assez actif sur Twitter, tu publies plusieurs fois par jour, qu’est-ce que tu penses du rachat par Elon Musk ? Est-ce que ça te fait fuir ? Tu attends de voir ? Ou tu t’en fous ?
— Geoffrey : C’était sûr, enfin, moi je l’attendais. Je sens que Donald Trump va revenir sur Twitter par la même occasion.
Beaucoup de gens fuient vers Mastodon. J’y suis depuis 5-6 ans, je me rappelle plus. C’est des plateformes assez différentes, sur lesquelles on ne retrouve pas forcément les mêmes personnes, les mêmes manières d’écrire, de penser, ou les mêmes interactions.
Pour l’instant, je reste sur Twitter. J’utilise un ordinateur fabriqué par Microsoft, j’ai un téléphone portable qui est un iPhone. On vit en France, pays qui vend des armes à l’Arabie Saoudite, à l’Égypte, et je ne quitte pas la France pour autant.
Toutes ces questions sont importantes à accueillir. Par contre, comment réagir si, à un moment donné, il se passe certaines choses avec lesquelles on n’est pas d’accord ? Est-ce qu’on peut boycotter volontairement ?
Par exemple, j’ai quitté Facebook depuis des années, mais je suis encore sur Instagram, et je vis avec ce paradoxe là, ça n’empêche pas de dormir, ça me rend pas malheureux, j’ai pas l’impression que ça change grand-chose pour Instagram, Facebook ou Mark Zuckerberg.
Beaucoup de gens, du jour au lendemain, décident que Twitter, c’est le mal parce qu’il y a Elon Musk.
Je rejette la pensée techno centrée de Musk sur le fait qu’on aille tous sur Mars, au contraire, c’est un gros libertarien élitiste, qui cherche l’argent à tout prix. J’ai lu sa biographie, donc je peux critiquer aussi avec ce regard-là.
Je l’imagine très intelligent et avec beaucoup de conscience sur plein de choses, c’est un personnage complexe.
Aujourd’hui, mon compte est certifié, mais si demain, je dois payer 8 € pour le badge bleu, je ne pense pas que je vais les filer. Pas parce que c’est Elon Musk, mais parce que je pense que ça ne sert à rien, ce n’est pas intéressant.
— Laurent : Toi, tu utilises Twitter pour partager ta veille, tes projets, d’autres l’utilisent pour mettre des photos de petits chats… C’est simplement des outils, ce qui importe, c’est ce que tu mets dessus.
Après, qui est derrière, on peut être plus ou moins à l’aise, mais finalement, si ça peut nous permettre de diffuser notre message et peut-être justement d’apporter une vision alternative, pourquoi pas ?
— Geoffrey : Imaginons que du jour au lendemain, dans un État, telle sexualité ou telle religion deviennent interdites, ou passibles de prison. On se dira : « Ah bah mince, je ne m’y attendais pas, si j’avais su, j’aurais milité pour la vie privée. »
Il faut toujours rester attentif, continuer de militer d’une manière ou d’une autre.
J’ai un ami qui déteste Zuckerberg et Facebook, mais qui est encore sur Facebook justement pour y militer auprès de gens qui y sont encore, pour sensibiliser, en partageant des liens, des articles… Parce qu’en fait, sensibiliser les gens sur Mastodon sur le fait que Facebook ou Google récupèrent vos données… ils sont déjà au courant ! Autant être là où les choses se passent et où il y a des gens à convaincre.
Actions militantes dans les musées : vandalisme ou mode d’expression légitime ?
— Laurent : Dernier sujet, plutôt en cohérence avec ce dont on a parlé, c’est les actes militants dans les musées.
Certains considèrent que c’est du vandalisme, d’autres que ça pose la question de la futilité de l’art dans un monde en effondrement. Ça rejoint un peu la question qu’on se posait sur le design. Quel regard tu poses sur les actes et sur le message que ça porte ?
— Geoffrey : C’est souvent des jeunes, entre 16 et 30 ans, je dirais, qui décident de faire des actions de destruction d’œuvres d’art ou de se coller les mains…
— Laurent : …sachant qu’elles ne sont pas détruites, les œuvres !
— Geoffrey : Oui, pour l’instant ! Par le passé, je crois que des suffragettes avaient pris une hache ou une feuille de boucher pour détruire une œuvre, mais réellement !
Le point de départ est intéressant : notre voix n’est pas entendue, on essaye de crier le plus fort possible « Arrêtez de détruire notre avenir, l’avenir de nos enfants, de nos petits-enfants ». Parce que la question écologique, elle est clairement là.
Donc on rentre en désobéissance civile parce que la voie conventionnelle ne fonctionne pas. Pour qu’on soit entendus, on va passer par des choses qui sont très médiatisées, on va hijacker un plateau de JT de 20h, on va aller devant une œuvre d’art qui coûte très très très cher pour promouvoir notre parole…. C’est logique, de faire ça.
On va essayer de voir un influenceur, de parler à un politique pour alerter la face du monde. Y a plein de manières de le faire !
Par exemple, lors des protestations à Hong Kong avec le mouvement des parapluies, le umbrella movement (j’en parle dans mon bouquin Hacker Protester), des gens ont fait une collecte d’argent pour afficher dans tous les grands journaux mondiaux une publicité à destination des politiques.
Le matin, quand ils ouvraient leur grand journal comme le New York Times, ils avaient tous la même publicité qui leur parlait directement à eux : « Cher politique, prenez vos responsabilités, on est le mouvement umbrella. » Et ils avaient récolté comme ça, peut-être presque 100 000 $ !
Cette idée de s’appuyer sur un média de masse, sur un tableau très connu, pour dire « on est désarmés, on n’est pas à armes égales, on est trop faibles pour pouvoir faire changer les choses », ça reste malgré tout encore très faible.
Tant que les personnes au pouvoir n’auront pas peur pour leur intégrité physique, leurs biens, leurs proches, je pense qu’il ne se passera pas grand-chose.
Je n’appelle personne à aller tuer quiconque. Mais psychologiquement, les grands décideurs, en politique ou dans les grandes entreprises, sont détachés du socle, des gens du monde que toi et moi pouvons connaître. Ils sont tellement éloignés de ce monde-là que c’est un spectacle pour eux, ça ne rentre pas dans leur bulle et dans leur vie. Mais le jour où se rapprocheront l’odeur de la personne à côté de soi, du sang, de la transpiration, du souffle dans la nuque, là ils vont flipper et les choses vont se passer différemment. On y travaille.
— Laurent : Juste une petite précision : dans ton livre Hacker Protester, tu expliques différentes façons de manifester et les différentes techniques et de lutte contre les pouvoirs.
Les trois questions de la fin
On arrive aux 3 questions de la fin.
Ses conseils pour un débutant dans le design
— Laurent : Quels conseils tu donnerais à quelqu’un qui a envie de se lancer dans le design, là, en 2022 ? Quels sont les conseils que tu donnes à tes étudiants, autres que simplement « se lancer », qui est un peu bateau ?
— Geoffrey : C’est de s’intéresser à tout sauf au design, d’aller là où les designers ne vont pas, d’être en marge, d’être décalés, différents, et d’utiliser le design dans ces cercles.
Quand j’étais étudiant, j’allais dans des conférences de philo, de socio, de mathématiques, des trucs comme ça.
Des fois, on rencontre des gens qui nous demandent : « Ah mais t’es designer ! C’est quoi ton métier ? Je ne comprends pas. » Et nous, en face, on est là : « T’es mathématicien, c’est quoi ton métier ? Raconte ! »
On a tout à créer, tout à dialoguer, c’est fascinant.
Le deuxième conseil, c’est d’arborer ses valeurs dans sa vie personnelle comme dans son métier. Quand on parle de design éco responsable, engagé, d’éthique, faut que ça s’incarne dans sa pratique de designer mais aussi dans sa vie, dans sa chair, dans son quotidien.
Aujourd’hui, j’ai beaucoup de mal à regarder dans les yeux des designers qui dissocient leur discours et leurs pratiques du design de leur vie quotidienne, pour qui c’est juste un métier ou un passe-temps et qui, le reste du temps rentrent chez eux, et puis c’est la vie, « business as usual ».
— Laurent : Ça rejoint ce que tu disais tout à l’heure sur le design comme un art de vivre, quelque chose de viscéral.
Ses coups de cœur créatifs
— Laurent : Un des objectifs du podcast, c’est de promouvoir la diversité des créateurs et créatrices au sens très large. Est-ce qu’il y a un créateur ou une créatrice que tu apprécies, que tu voudrais mettre en avant ?
— Geoffrey : Il y en a tellement ! 😊
Je vais te donner une illustratrice, un designer plutôt web et quelqu’un qui fait de la musique, ça va ?
— Laurent : C’est parti !
— Geoffrey : Une illustratrice qui fait des projets design, Julie Stephen Chheng, a fait un projet qui s’appelle Uramado, des personnages animés qu’on peut venir scanner avec son téléphone dans l’espace urbain, qui deviennent vivants ! C’est des petits tanukis, des petits personnages un peu mystiques, de la mythologie japonais, vraiment fascinants.
Crédits : Julie Stephen Chheng
Ensuite, quelqu’un qui fait de la musique, vous irez voir sur SoundCloud, ça s’appelle M I K I T T U M I K. C’est de l’électro, des lives avec des expérimentations, c’est hyper bien. Moi, j’aime beaucoup !
Puis, un ami à moi qui s’appelle Jérémy Fontana, designer et activiste, qui travaille dans une agence qui s’appelle Liip, il est à Lausanne. Pour moi, c’est l’archétype du designer, généreux, cultivé, avec une approche éthique très importante. Il soutient tous les projets de designers qui sont proches de lui, qu’il apprécie.
C’est le premier à avoir acheté mon bouquin 😊
Je sors une aquarelle, il veut la mettre en avant, l’acheter…Vraiment, il est très actif, très militant, avec un regard très fort là-dessus.
Donc c’est trois personnes que j’apprécie beaucoup, de différentes sphères, mais hyper importantes.
Son mot préféré de la langue française
— Laurent : Pour terminer : c’est quoi ton mot préféré de la langue française ?
— Geoffrey : Je dirais « Responsable ». Ça fait peur, hein, dit comme ça ?
Mais ça veut dire « répondre de », respondere, ça vient du latin là aussi. Être responsable, avoir des responsabilités, c’est être capable de répondre de. Répondre de son travail, de son statut, de ses actions. Ça autonomise aussi, ça rend adulte et ça élève.
Et donc j’invite tout le monde à prendre ses responsabilités, à ne plus dire « C’est la faute de machin » mais « c’est ma responsabilité ».
Des fois on y arrive, des fois pas, des fois on a fait une erreur, mais on doit pouvoir assumer ses responsabilités en tant qu’être humain, en tant que designer, en tant que… peu importe qui l’on est.
Et un autre mot que j’aime beaucoup, c’est la notion de « volontaire ».
Quand on est volontaire, on s’engage, on n’est pas venu nous chercher, c’est nous qui sommes allés sur un terrain, c’est nous qui sommes allés faire un projet, faire quelque chose. On ne peut pas se plaindre, se dire « J’y suis pour rien », parce qu’on s’est levé, on a créé, on propose sa création à la face du monde.
Et en étant volontaire, on est responsable, donc pour moi les deux mots vont vraiment ensemble. C’est des mots que j’aime beaucoup et qui m’animent presque au quotidien.
— Laurent : J’aime vraiment les réponses à cette question, c’est toujours hyper varié et ça dit beaucoup sur la personnalité des gens ! Merci beaucoup !
Conclusion
— Laurent : Si on veut te retrouver, c’est quoi le plus simple ?
— Geoffrey : Tapez « Geoffrey Dorne » sur un moteur de recherche, sinon sur Twitter, sur mon site web… je suis un peu partout ! Je fais des conférences, et il y a tous mes projets sur Design & Human.
— Laurent : Merci d’avoir écouté cet épisode jusqu’au bout.
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Au-delà de m’aider à faire connaître ce podcast, cela me permet de mieux comprendre ce qui t’intéresse et t’intéresse moins.
Je te remercie par avance.